Josquin : un problème de musica ficta
[cantus] cantus tenor [tenor]
MIDI - toutes voix
depuis le début

écoutez le SI bémol
écoutez le SI naturel
tout MIDI - toutes voix
passages encadrés

écoutez le SI bémol
écoutez le SI naturel
MIDI - toutes voix
la pièce complète

écoutez-la
MIDI - cantus+altus
passages encadrés

écoutez le SI naturel
voyez les commentaires
sous ce tableau
MIDI - tenor+bassus
passages encadrés

écoutez
[altus] altus bassus [bassus]

 

De quoi parlons-nous ?

Ayant transcrit ce Kyrie à partir du fac-simile, je me suis habitué à la version proposée ci-dessus avec le Si bémol. Je fus donc surpris par l'écoute d'un disque où cette note était chantée comme un Si naturel. J'ai alors soulevé ce point dans le groupe rec.music.early, et il s'en est suivi une discussion entre les partisans de la version bémolisée et les autres - dont l'auteur de la transcription utilisée pour le disque !

Vu mon peu de connaissance du sujet, et vu le nombre d'interventions dans cette discussion, il est hors de question que je donne ici un compte-rendu fidèle et nominatif. Il s'agit plutôt ici, je l'avoue en toute simplicité, d'un plaidoyer pour ma cause - celle du bémol. Je peux toutefois, honnêtement, rapporter que les avis de personnes expérimentées dans ces questions n'étaient pas unanimes.
Je viens toutefois de lire un livre couvrant largement ce sujet, qui ne plaide pas vraiment en faveur du Si bécarre dans le cas qui nous occupe ; référence et commentaires sur la page de bibiographie.

J'ai réduit les images pour en diminuer le poids, voici donc quelques précisions :

 

De quoi ne parlons-nous pas ?

Il ne s'agit pas de dénoncer naïvement le non respect du texte ! Bien au contraire, la pratique de l'époque non seulement autorisait, mais même prescrivait souvent de tels changements dans certains cas. C'est ce qu'on appelait musica ficta, pour signifier qu'elle échappait pour un instant à la logique des échelles musicales de l'époque, les hexacordes.

J'ai bien conscience que ce survol ultra-rapide peut induire en erreur ; gardons-nous en effet d'identifier musica ficta et altérations non écrites : nous sommes en train de discuter sur un texte moderne, alors que la pratique des armatures et l'épellation des notes étaient bien différentes de ce qu'elles sont aujourd'hui.

Les cas obligatoires - causae necessitatis - prescrivaient d'éviter les consonnances verticales de quinte et d'octave diminuées, et aussi les intervalles de triton mélodique dans la mesure du possible, c'est à dire lorsque l'application de cette deuxième règle est compatible avec la première, qui est prioritaire en principe.

Dans les autres cas - causae pulchritudinis, on cherchait à insister sur l'attraction des consonnances pures en dilatant ou en réduisant l'intervalle qui les précédaient : la sixte devant une octave, ou la tierce devant une quinte, deviennent majeures ; inversement, la tierce devant un unisson sera mineure, etc. La cadence Ré-Do à l'altus et Si-Do au cantus, qui nous occupe ici, n'étant qu'un cas particulier ; et le fait est que cette modification paraît convaincante à l'écoute de ces deux seules voix. Les voix du bas, quant à elles, se conforment à ce principe déjà telles qu'écrites, puisqu'on y entend la tierce mineure convergeant vers l'unisson.

 

Mais alors, où est le problème ?

En principe les altérations nécessaires prennent le pas sur celles par beauté en cas de conflit. En principe seulement... en fait, la hiérarchie entre les différents principes en cas de conflit semble avoir été très souple ; en particulier, la pratique de cette sixte majeure cadentielle est rapidement devenue une telle habitude qu'elle accéda quasiment au rang de mutation par nécessité.

C'est probablement ce qui motive ici les partisans du Si naturel, en plus de cet autre argument très fort, il faut bien le dire : la recherche d'une respiration ! A n'en pas douter le problème se pose, vu la longueur de ce qui reste à chanter par le soprano après le passage en question... D'où une proposition analogue à ceci.

Or, malgré la cohérence de cette respiration, c'est exactement ce qui me fait refuser cette solution personnellement ! Autrement dit, mes raisons sont mélodiques, bien plus que liées à un refus de la dissonnance résultant du Sib au ténor (dans un tel cas, on est vite soupçonné d'être prisonnier d'une oreille post-classique). Il se trouve que trop souvent, selon moi, l'on décide d'une respiration en tenant compte uniquement de ce qui la précède, oubliant ce qui va venir après. Alors, si j'admets le naturel de ceci, en revanche, je ne vois pas trop quoi faire de ce qui suit, qui me paraît boiteux... même si c'est moins évident à l'écoute de toutes les voix - j'essaie d'être honnête :-)

 

Prendre ses responsabilités...

Bon, je ne suis ni musicologue, ni chef de choeur, mais voici les quelques idées que je prendrais en compte si je devais jouer ce Kyrie sur un quatuor de flûtes à bec, par exemple.
Il me semble que certains passages se répondent, mélodiquement, et, encore plus, rythmiquement. Par exemple, me souvenant du début, je préfère entendre ceci plutôt que cela, en particulier si j'écoute ensuite l'altus répondant ainsi, puis encore ainsi - un passage magnifique, soit dit en passant !

En fin de compte, il me semble que ces quelques notes du cantus sont ambigües, procédant à la fois d'une fin et d'un nouveau départ - il m'amuserait assez d'appeler cela un pivot rythmique - et pour cette raison j'ai vraiment envie de ne pas respirer ici !
Il nous faut donc trouver une endroit pour respirer avant ce passage - après, il n' y a aucun problème. En partant de la mesure 6, je suggère cette respiration à la mesure 9 du cantus ; écoutant plus en détail, nous entendons ceci, ou même cela. J'en ai profité pour placer cette respiration après le dit passage, et pour modifier dans le même esprit l'articulation des autres voix, de sorte que tout le début sonne ainsi, que je trouve convenable.

 

Conclusion en forme de question...

Est-ce que l'habit fait le moine, est-ce qu'une apparence de cadence est nécessairement une cadence ? Vous me direz que le rythme et la mélodie dans d'autres voix, ou des dissonnances inacceptables, peuvent démentir cela... alors imaginons un cas limite : deux voix seules enchaînant une octave à une sixte, comme par exemple... ce que nous entendons à la mesure 6 ! Toutes les conditions théoriques sont ici réunies pour nous inciter à monter le Fa au cantus. Eh bien, je vous laisse deviner ce qu'ils chantent sur le disque... :-)


fermer   Fermer la fenêtre