page : La coloration (Français) index  retour  du site

La coloration

Définition
Niveau d'application
Distributivité
Associativité
Pas d'altération !
vignette_color


Avant de poursuivre, assurez-vous d'être familier avec les principes de la mensuration - spécialement ternaire, bien sûr - que je ne réexpose pas ici pour ne pas alourdir le propos.

 

Définition

La coloration, dans la notation blanche qui nous occupe, consiste à passer trois notes écrites en noir dans le même temps que deux notes normales blanches. Ce rapport 3/2 est désigné par le latin sesquialtera ou le grec hemiola.
Ce terme de coloration est en fait une survivance des périodes précédentes qui utilisaient des notes normales noires, et des notes colorées rouges. L'Ars subtilior, autour de 1400, a même exprimé ses complications rythmiques (2/3, 4/3) avec toutes sortes de variantes : notes rouges évidées, notes rouges pleines, etc, dont la signification, non explicitée, dépendait de la pièce ! Le rapport 3/2 a seul survécu en notation blanche postérieure, à peu de choses près (voir toutefois la discussion sur la séquence minor color). cordier

 

Niveau d'application

On remplace donc deux grandes notes normales - non colorées - du niveau considéré par trois notes colorées, et la valeur de la grande note donne son nom à l'opération :
  • tempus désigne la division de la brève, color temporis consiste donc à passer col_brevecol_brevecol_breve dans le même temps que brevebreve ;
col_3b
  • prolatio désigne la division de la semi-brève, et color prolationis le remplacement de semibrevesemibreve par col_semibrevecol_semibrevecol_semibreve.
col_3s
  • enfin, l'on rencontre souvent la séquence col_semibrevecol_minime dite minor color que nous étudierons plus loin, et bien plus rarement l'opération de base sous-jacente (qui n'a pas reçu de nom particulier), à savoir la coloration d'un groupe minimeminime remplacées par col_minimecol_minimecol_minime ; nous verrons que le contexte permet d'éviter la confusion entre ces minimes colorées et les semi-minimes noires ordinaires !
col_minor3m

L'effet exact de la coloration dépend de la nature préexistante du niveau d'application.

Sur un niveau binaire

Il y a toujours création d'une nouvelle valeur métrique analogue à notre triolet. Ainsi en mensuration mens_c le remplacement de brevebreve par col_brevecol_brevecol_breve s'écrit, en valeurs métriques exprimées en brèves : 1 1 <==> 2/3 2/3 2/3. Or, la valeur 2/3 d'une brève ne pouvait être représentée sans coloration en mensuration mens_c.

Sur un niveau ternaire

Un premier effet est un déplacement d'accent dû à une partition différente des valeurs du groupe. Ainsi en mensuration mens_o le même remplacement de brevebreve parfaites par col_brevecol_brevecol_breve suggère un groupement 2 2 2 au lieu des 3 3 originelles - nous comptons ici en semi-brèves.
Apel ne mentionne que cet effet d'accent pour la coloration en niveau ternaire, laissant ainsi penser qu'elle n'apporte aucun enrichissement rythmique. Or ce n'est pas le cas ! Certes, une valeur 2 est banale en mensuration ternaire, ainsi la brève de brevesemibreve en raison du mécanisme d'imperfection ; en revanche, je remarque qu'un groupe de valeurs 2 2 2 n'est pas représentable sans coloration en mensuration mens_o.

Un point de vocabulaire

Le terme color est employé, selon les auteurs, tantôt dans un sens large, quelle que soit la nature binaire ou ternaire du niveau d'application, tantôt dans un sens plus précis, color désignant alors l'application sur un niveau binaire, et hemiola celle sur un niveau ternaire. Voici deux exemples :

color prolationis  mens_c col_3s_lig      hemiola temporis ou major  mens_o col_3b_lig

(La coloration cohabite facilement et couramment avec les ligatures)

Le lecteur aura déduit sans peine l'appellation des deux autres cas : color temporis, et hemiola prolationis ou minor.

Propriété fondamentale

Les notes noires ainsi crées directement au niveau d'application de la coloration sont toujours binaires ; par conséquent, l'imperfection ne s'y applique pas, ni l'altération à leur subdivision.

Cette affirmation est plus précise et moins forte que celle d'Apel sur sa page 126 : "Les notes colorées [noircies] sont toujours imparfaites. [...] En raison de leur nature imparfaite, aucun des deux mécanismes d'imperfection ou d'altération ne peut leur être appliqué".

Nous allons voir en effet qu'il est important de distinguer le niveau d'application de la coloration, d'une part, des niveaux inférieur et supérieur d'autre part, où elle a des implications différentes. Faute d'expliciter cette distinction, Apel énonce quelque chose qui, pris au pied de la lettre, est parfaitement faux, et d'ailleurs intenable en pratique : lui-même invoque à plusieurs reprises par la suite un mécanisme d'imperfection appliqué à des notes noires initialement parfaites, comme nous le verrons bientôt !

En conclusion de ce paragraphe, j'aimerais insister aussi sur le fait que la coloration ne devrait jamais être pensée au niveau d'une note, mais de tout le groupe qui l'a vue naître : deux notes normales blanches, remplacées par trois notes colorées ; ce principe est un guide précieux lors de la rencontre de séquences rendues parfois confuses par une licence d'écriture (cf ci-dessous).

 

Distributivité

Tout comme les notes normales, celles colorées peuvent être remplacées par des notes plus petites de valeur totale équivalente, et nous venons de dire que cette division vers le bas sera toujours binaire. La coloration se transmet alors de la note divisée à celles, plus petites, qui la remplacent. Les points rencontrés après ces notes colorées binaires sont évidemment des points d'addition.

Premier exemples simples :    mens_o col_bbss   mens_o col_bssb   mens_o col_ssb1   mens_o col_ssb2

Le deuxième exemple ci-dessus est un cas typique d'information accentuelle pure, marquée par le groupe d'hemiola temporis col_brevecol_semibrevecol_semibrevecol_breve rencontré sous mens_o. En effet les mêmes valeurs sont représentables sans coloration par brevesemibreve°semibrevebreve mais avec perte de l'information accentuelle suggérée par col_brevecol_brevecol_breve . Soit dit en passant, cette information est également perdue par une édition moderne qui omet d'indiquer les passages colorés de l'original !

Quelques rythmes plus subtils :    mens_o col_bbmin   mens_o col_minbmin   mens_o col_minbb   mens_cbarre col_minssb

Une autre hemiola temporis, dont le groupe est bien reconnaissable malgré les notes blanches intercalées !    mens_o col_bb_blanc_b

Et voici un bel exemple constitué de deux groupes de trois brèves noires :   men_c col_passage1
Si les deux semi-brèves noires pointées vous étonnent, songez que les semi-brèves blanches qui auraient pu les remplacer auraient obscurci le compte exact des valeurs (deux fois trois brèves noires, passées dans le temps de quatre brèves blanches). Cette écriture rigoureuse met donc en évidence des groupes colorés complets.

Licences d'écriture
Après la découverte des trous noirs, voici celle d'un silence noir :-)   mens_o col_minbss
Et celui-ci, ne dirait-on pas qu'il hésite : suis-je noir ou blanc ?   mens_o col_ssbss
Oui mais alors... il vaut quoi ce silence ? Voyons cela : hemiola temporis consiste à remplacer deux brèves blanches parfaites, donc six semi-brèves blanches, par trois brèves noires divisées chacune en deux semi-brèves noires. Par conséquent nous arrivons au même total, que les deux signes qui suivent la ligature soient blancs ou noirs ! Autrement dit, cette licence est autorisée ici par l'égalité semi-breve=col_semi-breve - effet accentuel pur ! (Apel page 131)

Ne faisons pas la fine bouche : bien que surprenante, ce genre d'égalité peut être utile à l'occasion, à condition qu'elle ne nous fasse pas perdre de vue le groupe complet des trois valeurs crées par la coloration, qui nous aide à identifier le niveau d'application. En particulier sous la mensuration mens_o_pt où deux niveaux ternaires peuvent en être l'objet !
Voici deux cas semblables extraits du même Chansonnier Nivelle de la Chaussée :   mens_o col_ssbss   mens_o col_ssbb

Bien entendu cette licence est impossible lors de la coloration d'un niveau binaire, avec introduction de nouvelles valeurs égales aux 2/3 de celles originelles ! Par conséquent, sa rencontre permet même d'inférer la mensuration lorsque celle-ci n'est pas indiquée.
Ce que je crois pouvoir (et devoir !) déduire dans ce cas, par exemple :   [mens_o] col_bb

Et c'est correct : j'ai depuis lors transcrit cette pièce, Tout a par moy de Binchois ; le contrepoint fonctionne bien sous O. Et je n'ai découvert qu'après coup deux silences de semi-brèves sous la même ligne dans la partie de Cantus - une preuve certaine de tempus perfectum.

 

Associativité

Les notes colorées peuvent aussi se regrouper au niveau supérieur à celui d'application : ainsi  mens_o col_brevecol_brevecol_breve  peut à l'occasion devenir col_longue  ou  col_longuecol_breve   ou encore  col_brevecol_longue   ; de même en prolation majeure, des séquences telles que col_breve ou col_brevecol_semibreve ou col_semibrevecol_breve peuvent remplacer le groupe col_semibrevecol_semibrevecol_semibreve originel.

Mais alors, ne dirait-on pas qu'à ce niveau supérieur les grandes notes crées par associativité fonctionnent selon les règles d'une mensuration ternaire ? Eh bien : oui ! Voilà pourquoi je n'ai pas aimé du tout l'affirmation faite d'emblée par Apel, selon laquelle les notes colorées sont toujours binaires ; ce n'est manifestement pas le cas de la longue dans l'exemple ci-dessus, et Apel lui-même donne de nombreux exemples de ce genre, et précise sur sa page 131 : "Le résultat de la coloration sous mens_o est couramment décrit comme un passage du tempus perfectum (B=3S) au tempus imperfectum (B=2S). Cependant, il faut noter que non seulement le tempus change, mais aussi le modus, qui, d'imparfait (L=2B), devient parfait (L=3B)."
Exactement ce que disaient les anciens auteurs : voyez ce qui concerne les notes noires sur ces documents extraits de Blockland et de Yssandon.

En parallèle avec ce que je disais pour la distributivité : les notes colorées crées par associativité au niveau supérieur sont d'une nature différente de celles crées directement au niveau d'application - d'où nécessité de bien repérer le rôle de chaque niveau ! Je me permets d'insister, en revenant à l'exemple donné au début de ce paragraphe : si je colore deux longues, j'obtiens trois longues noires qui se divisent binairement (distributivité) ; par contre, les trois brèves noires issues par coloration de deux brèves blanches se regroupent selon les règles d'un niveau ternaire (associativité). Autrement dit, colorer les longues est une chose, une autre est de colorer les brèves puis de les regrouper parfois en longues ; voilà ce que j'ai eu quelque peine à comprendre à la lecture d'Apel, mais peut-être cela vient-il de moi..?

En résumé, la coloration appliquée à deux notes normales d'un certain niveau crée :
Exemples supplémentaires

Nous avons maintenant d'innombrables exemples à notre disposition, puisque la musique réelle mélange le plus souvent associativité et distributivité :
Passages (cantus & altus) de 9 semi-brèves noires :   c_barre col_assoc_1a    c_barre col_assoc_1b
Cet extrait de A la pesca ogn'homo de Iannis Plice met en oeuvre la distributivité (minimes noires, et non pas semi-minimes !) et l'associativité (brèves noires rendues imparfaites par les semibrèves noires voisines). Remarquer aussi le point d'addition sur une semi-brève noire binaire (niveau d'application). Car il s'agit ici de color prolationis, à lire donc en mensuration mens_o noire, si j'ose ainsi m'exprimer (une color temporis engendrerait trois brèves noires binaires, d'où un compte de six semi-brèves noires en partant de deux brèves blanches, ou de douze pour deux telles séquences, mais jamais neuf).

J'ai reporté sur une page séparée un autre exemple tiré du Manuscrit italien des frottole.

La basse de cette pièce contient une séquence minor color qui sera étudiée par la suite ; acceptons-en simplement la transcription pour l'instant.

Même manuscrit, pages 138-139, sous c_barre  tenor rusticus_ten  altus rusticus_alt
Dans chaque partie, on voit que la semi-minime et les deux notes qui la suivent doivent être interprétées comme des subdivisions d'une brève noire binaire ; il s'agit donc ici de color temporis. Le tenor montre deux minimes colorées, tandis qu'à l'altus les deux notes qui suivent la semi-brève noire pointée sont à l'évidence des semi-minimes, écrites comme des fuses, me semble-t-il, pour éviter justement la confusion avec les minimes colorées !

Même manuscrit, pages 162-163, sous c_barre  tenor mortefai_ten  altus mortefai_alt
La division ternaire est ici révélée par la succession des rythmes col_brevecol_semibreve et par leur espacement horizontal (merci au scribe !). Il faut donc conclure à une color prolationis - remarquer là aussi les trois minimes colorées au tenor.

Même manuscrit, page 130, Cantus, deuxième ligne : c_barre orcheson
Le scribe explicite ici la division ternaire, sans doute parce qu'il s'agit de la coloration plutôt rare remplaçant minimeminime par col_minimecol_minimecol_minime (trois minimes colorées). Le groupe de tête col_semibrevecol_minime connu sous le nom de minor color est en revanche fréquent, même si sa transcription est sujette à variations (voir plus loin) - ici l'évaluation ternaire ne fait aucun doute. Quant au dernier groupe coloré, inverse du premier, il fait apparaître une imperfection à gauche de la semi-brève noire finale.

Usage symbolique
Coloré se traduisant concrètement par noir en notation blanche, certaines pièces furent entièrement écrites ainsi à seule fin d'illustrer leur signification de deuil ou de tristesse. Voyez ci-contre le cantus de la célèbre déploration de Jean Ockeghem par Josquin Desprez ; la coloration y est purement figurative, sans implication métrique. josq_depl
Et voici le contra de Andati accesi mei suspiri, pièce tirée du même Manuscrit italien des frottole (page 71).
Cette color prolationis aurait tout aussi bien pu être notée par un tempus perfectum en valeurs blanches.
suspiri_contra

 

Pas d'altération !

Nous avons vu que les notes noires se regroupent au niveau supérieur selon les règles d'une mensuration ternaire. C'est presque vrai, car les notes colorées ne sont jamais altérées.
Vous pouvez, si vous le souhaitez, retenir cette règle supplémentaire sans autre explication, nous n'en sommes plus à une complication près :-) Quant à moi, je préfère essayer de montrer qu'il ne s'agit pas d'une exception, mais d'une situation logique tenant au fait que la raison ayant conduit à introduire l'altération des notes blanches n'existe plus avec les notes colorées.

Raison de l'altération des notes blanches (rappel)

Avant son introduction, le rythme 1 2 3 n'est pas représentable, car dans la première séquence candidate semibrevebrevebreve venant à l'esprit, l'avant-dernière brève, devant sa semblable de droite, doit valoir 3 (simila ante similem perfecta). D'où l'artifice de l'altération - en principe légal seulement lorsqu'il est nécessaire - qui représente ce rythme par la séquence semibrevesemibrevebreve dans laquelle la valeur de la deuxième semi-brève est doublée.

Cette raison n'existe plus pour les notes colorées

Premier exemple : coloration du tempus, les trois brèves noires résultantes sont binaires par construction, donc le problème de l'altération des semi-brèves noires ne se pose même pas.

Deuxième exemple : coloration de la prolatio, donnant naissance à trois semi-brèves noires. Par regroupement au niveau supérieur, une telle séquence peut apparaître sous la forme col_semibrevecol_breve ; mais, la valeur totale du groupe restant inchangée, l'on voit bien que la brève noire ainsi créée, qui ne pré-existait pas en tant que note ternaire, vaut, sans ambiguïté, 2/3 de ce total (il faut bien laisser une petite place pour cette pauvre col_semibreve esseulée !). Autrement dit, cette brève noire est, pour ainsi dire, née imparfaite, et le rythme 1 2 peut donc - et doit - être rendu sans recourir à l'artifice d'altération.

D'ailleurs, l'altération est passée de mode plus vite que la coloration [Apel page 136] : "Les notes noires sont aussi utilisées fréquemment dans les sources tardives (après 1550) pour exprimer le rythme iambique qui était auparavant dénoté par l'altération, par exemple mens_o semibrevesemibrevesemibrevebrevesemibrevecol_semibrevecol_brevebreve  au lieu de  mens_o semibrevesemibrevesemibrevebrevesemibreve°semibrevesemibrevebreve "


travaux
Merci de votre patience : la suite est en préparation...