Chapitre 3 : élaboration d'un modèle.

De la main au cristal

Limitée à la musica recta, la main syntonique, peut être étendue par les hexacordes de la musica ficta pour donner un système virtuellement illimité45. On obtient alors la structure « cristalline » dont un fragment constitue notre schéma (Figure 3.1). En réalité, ce cristal syntonique ne fait que répéter à l'infini ce qui est déjà manifeste dans la main : chaque nouvel hexacorde apporte deux cordes nouvelles au système, l'une correspondant à une distorsion de demi-ton, l'autre à une distorsion de comma.

En direction molle (c'est-à-dire vers la droite), tout nouvel hexacorde apporte un fa supplémentaire qu'il n'est pas possible de relier à l'hexacorde de départ et qui correspond, comme dans la main pythagoricienne, à un bémol supplémentaire. Simultanément, il apporte aussi un ré, qui se situe un comma plus bas que le sol de l'hexacorde de départ, ce qui est figuré par un trait oblique sur notre schéma. Cette distorsion de comma permet de rendre pure la tierce mineure qui apparaît entre ce nouveau fa et ce nouveau ré.

En direction dure (c'est-à-dire vers la gauche), tout nouvel hexacorde apporte un mi supplémentaire qu'il n'est pas possible de relier à l'hexacorde de départ et qui correspond, comme dans la main pythagoricienne, à un dièse supplémentaire. Simultanément, il apporte aussi un sol, qui se situe un comma plus haut que le ré de l'hexacorde de départ. Cette distorsion de comma permet de rendre pure la tierce mineure qui apparaît entre ce nouveau mi et ce nouveau sol.

Il faut bien voir que c'est l'apparition d'un nouveau demi-ton qui provoque la distorsion de comma : pour pouvoir entrer dans la composition de tierces mineures, tout demi-ton diatonique doit être entouré de tons majeurs. Notre schéma cristallin n'est pas en lui-même responsable de ce lien de cause à effet, qui fait partie des contraintes fondamentales du sintono, il n'est qu'une manière de le représenter

Les hexacordes et le labyrinthe

Le système pythagoricien ne faisant appel qu'à une seule série de quintes pures, un hexacorde pythagoricien peut être représenté, abstraction faite des octaves, par six notes consécutives de la série de base du labyrinthe de Barbour, dans l'ordre fa-ut-sol-ré-la-mi, comme le montre le « viseur » gris que nous avons placé, sur notre schéma, en regard des notes qui constituent les clefs de l'hexacorde naturel.
Figure 3.2 : L'hexacorde pythagoricien dans le labyrinthe de Barbour

Le passage du naturel au dur consiste à déplacer ledit viseur d'un cran vers la droite et se traduit par la perte d'un fa (F) et le gain d'un mi (B). Le passage du naturel au mol consiste à déplacer le viseur d'un cran vers la gauche. Il se traduit par la perte d'un mi (E) et le gain d'un fa (Bb). Les autres notes incluses dans le viseur (C, G, D, A) sont celles qui sont communes aux trois hexacordes. Elles changent simplement de voix. La main pythagoricienne se résume donc à huit notes consécutives sur la série de base du labyrinthe de Barbour. Mais il est également possible de s'aventurer dans la musica ficta : il suffit pour cela de déplacer le viseur par crans successifs, vers la droite comme vers la gauche. Lors d'un mouvement vers la droite, une note donnée, par exemple B, va entrer dans le champ du viseur comme un mi, puis elle passera successivement par les voix la, ré, sol, ut, fa, avant d'en sortir, ce au fur et à mesure que l'hexacorde visé progressera en direction dure. Des observations inverses peuvent être faites pour le mouvement vers la gauche.

Comme le labyrinthe de Barbour est exhaustif, la main syntonique doit bien y être comprise aussi. Essayons de comprendre comment : les tierces de l'hexacorde syntonique étant toutes pures, leurs extrémités appartiennent nécessairement à deux séries de quintes voisines, ce qui va transformer notre viseur en un parallélogramme, à cheval sur deux séries de quintes. Si nous ancrons le a la-mi-ré de la main sur le A de la série de base du labyrinthe, l'hexacorde naturel correspondra, abstraction faite des octaves, à la position de ce nouveau viseur sur le schéma ci-dessous :
Figure 3.3 : L'hexacorde syntonique dans le labyrinthe de Barbour

En haut, sur la série de base, ré, la et mi, correspondent respectivement à D, A et E ; en bas, sur la série « +1 », fa, ut et sol correspondent à F, C et G. Pour obtenir un hexacorde dur, il faudra déplacer le parallélogramme d'un cran vers la droite, avec pour résultat un nouveau mi (B) et un nouveau sol (D+1). Du même coup, on perdra un fa (F+1) et un ré (D). Pour obtenir un hexacorde mol, il faudra au contraire déplacer le parallélogramme d'un cran vers la gauche, avec pour résultat un nouveau fa (Bb) et un nouveau ré (G). On perdra du même coup un mi (E) et un sol (G+1). Les autres notes, à savoir A et C+1 sont communes aux trois hexacordes et ne font que changer de voix.

La main syntonique représente, on le voit, un minuscule sous-ensemble du terrifiant labyrinthe de Barbour. En fait, un clavier à dix touches par octave lui suffirait. Un système si restreint peut-il servir à la pratique musicale ? Oui, répondrons nous, mais à condition de ne pas sortir de la musica recta, condition à laquelle fort peu de pièces musicales satisfont. Il est donc nécessaire de l'étendre à la musica ficta. A nouveau, il faut, pour ce faire, déplacer le viseur par crans vers la droite ou vers la gauche pour obtenir de nouveaux hexacordes en direction molle ou dure. Suivons le mouvement par crans successifs du viseur vers la droite : une note donnée, (par exemple le B de la série de base), fait son entrée comme mi dans le champ du viseur. Elle passe ensuite par les voix la et ré avant de sortir du champ. Mais le même mouvement qui voit sa variante de la série de base quitter le champ du viseur voit aussi sa variante de la série « +1 » entrer dans ce même champ sous la forme d'un sol. Elle passe ensuite par ut et fa avant de quitter définitivement le champ. On retrouve ce parcours en lisant de droite à gauche les lignes horizontales du cristal syntonique, où la distorsion de comma entre ré et sol est figurée par un trait oblique. Autrement dit, les voix apparaissant à droite (et en dessus) de ce trait oblique, soit fa, ut et sol, appartiennent toujours à la série « +1 » alors que les trois autres, ré, la et mi, appartiennent toujours à la série de base.

On voit maintenant que le cristal syntonique, aussi loin qu'on l'étende, ne fait appel qu'à deux séries du labyrinthe de Barbour. Il en représente une version développée, organisée de manière à faire apparaître les rapports diatoniques existant entre les notes de ces deux séries. Contrairement à ce qui caractérise les claviers, le nombre total de fréquences qu'il recrute par octave n'est pas fixé, mais dépend de l'amplitude de l'excursion faite dans le domaine de la musica ficta : chaque nouvel hexacorde feint apporte au système deux fréquences nouvelles, l'une correspondant à ce qu'on appelle aujourd'hui une altération (dièse ou bémol), l'autre à une distorsion de comma. Le cristal permet de parcourir sans limitation les deux séries de quintes qu'il réunit, et ce degré par degré, en réglant la succession des tons majeurs, des tons mineurs et des demi-tons de manière à produire le plus grand nombre possible de consonances pures. Avons-nous trouvé le repère diatonique que nous cherchions ? Il faudra encore le mettre à l'épreuve de la musique pratique...

Vers une solmisation syntonique ?

La méthode ancestrale de solmisation, fondée sur la main pythagoricienne, laisse aux chanteurs une liberté considérable dans le choix des voix, et donc des hexacordes. Ils peuvent notamment évoluer à leur guise entre deux hexacordes adjacents en utilisant leurs cordes redondantes, correspondant aux lignes horizontales de la main guidonienne, comme supports des muances. Une contrainte majeure, cependant : ils sont tenus d'éviter, pour tous les intervalles constituant historiquement des « consonances parfaites » à savoir les unissons, les quartes, les quintes et les octaves, la rencontre des voix mi et fa, et ce aussi bien horizontalement (mélodiquement) que verticalement (d'une voix à l'autre, en simultanéité).

La raison d'être d'une telle contrainte est claire : les tritons, les quintes diminuées, les octaves et unissons imparfaits, tous en principe interdits par les règles du contrepoint, apparaissent exclusivement entre les voix mi et fa de deux hexacordes, adjacents ou plus distants. Si l'on élargit la main aux hexacordes de la musica ficta, tout cela reste valable : tous les hexacordes entretiennent des rapports rigoureusement semblables avec leurs voisins. On comprend la formidable portée pédagogique de cette particularité de la solmisation : une règle unique suffit à synthétiser l'ensemble des intervalles proscrits. A ceux qui ne sont pas accessibles aux longues spéculations mathématiques (les enfants, par exemple), il suffit de l'enseigner pour les protéger d'un nombre considérable d'erreurs de lecture à vue.

Du point de vue de la solmisation, la main syntonique que nous avons construite apporte son lot de contraintes supplémentaires. En effet, comme il existe, horizontalement, une distorsion de comma entre sol et ré, ces deux voix cessent d'être interchangeables comme c'était le cas dans la main pythagoricienne. Les problèmes rencontrés sont ici plus complexes, mais il est toujours possible de faire la liste des intervalles purs et de ceux qui ne le sont pas en comparant leurs voix extrêmes. La tierce mineure mi-sol, par exemple, est pure comme toutes les tierces incluses dans un seul hexacorde. Dans la main pythagoricienne, la tierce mi-ré, prise entre deux hexacordes adjacents, lui serait strictement équivalente. Ici, elle est trop petite d'un comma. D'autre part, une quinte ré-ré, où qu'on la prenne, sera toujours pure alors qu'une quinte sol-ré sera trop petite d'un comma.

Essayons de généraliser : nous avons vu que, indépendamment de l'hexacorde dans lequel on les prend, ut, fa et sol appartiennent à la série « + 1 » du labyrinthe de Barbour. On peut les qualifier de voix « élevées ». Ré, mi et la appartiennent à la série de base du labyrinthe. On les qualifiera, par opposition, de voix « abaissées ». On peut maintenant synthétiser les contraintes que le sintono fait peser sur la solmisation : les consonances dites parfaites, qui sont communes au diatono et au sintono, c'est-à-dire celles dont le rapport ne fait intervenir que des puissances de 2 et de 3 (unissons, quartes, quintes, octaves) doivent, pour être pures, se trouver entre deux voix du même groupe, c'est-à-dire entre deux voix élevées ou entre deux voix abaissées. Les consonances dites imparfaites, qui sont spécifiques du sintono, c'est-à-dire celles dont le rapport fait intervenir le facteur 5 (tierces et sixtes) ne peuvent se trouver entre deux voix du même groupe : pour les tierces et sixtes majeures, la note inférieure doit appartenir aux voix élevées et la note supérieure aux voix abaissées. Pour les tierces et sixtes mineures, la note inférieure doit appartenir aux voix abaissées et la note supérieure aux voix élevées.

S'il est susceptible de restreindre la liberté en matière de solmisation, l'usage de l'espèce sintono ne bouleverse en rien les principes de la méthode. L'élément nouveau est qu'à la même clef vont maintenant correspondre deux cordes, distantes d'un comma. Il ne s'agit que de la généralisation d'un principe déjà présent dans la main originelle où, à la même clef, peuvent correspondre deux cordes distantes d'un plein demi-ton (b mol et b dur). La nouveauté n'est donc que relative : les intervalles à éviter, tout simplement, deviennent plus nombreux et les chanteurs qui l'adopteraient doivent jongler davantage avec les voix. En fait, l'espèce sintono et la solmisation hexacordale s'accordent fort bien : le caractère modulaire du cristal fait que la partie vaut pour le tout. La description d'un seul hexacorde dans les rapports qu'il entretient avec ses voisins permet de rendre compte de manière unifiée de toutes les distorsions de comma, comme elle permet d'ailleurs de rendre compte de tous les demi-tons diatoniques. De plus, la redondance du système des voix permet à la solmisation, bien qu'elle n'ait selon toute vraisemblance pas été conçue à cette fin, de nommer tous les degrés, y compris ceux qui, surnuméraires par rapport au diatono, n'apparaissent que dans le sintono : les trois cordes qui se confondent en d sol-la-ré dans la première des deux espèces divergent dans la seconde en deux cordes distinctes d'un comma, qu'on peut appeler d sol pour la variante élevée et d la-ré pour la variante abaissée.

Zarlino a tout naturellement recours à une nomenclature de ce type pour la réponse qu'il fait, dans ses Sopplimenti46, aux critiques de Galilei. Dans un tableau analogue à celui de la figure 2.8, il met en regard la main guidonienne avec le grand système des Grecs, non plus cette fois-ci de l'espèce diatono, mais bien de l'espèce sintono (Figure 3.4). Tout en étant conscient du fait que ce système traditionnel est incomplet, il s'interdit d'y faire figurer des cordes supplémentaires. Le seul dédoublement de corde qu'il puisse donc prendre en compte est celui qui apparaît entre le tétracorde des conjointes et celui des disjointes, et qui correspond à la clef d. Comme on le voit, il attribue au d élevé les voix sol et ré, et à sa variante abaissée, auquel il réserve un d gothique, la voix la. Nous pouvons en tirer deux conclusions :

Quelle que soit donc la structure précise --celle de Zarlino ou la nôtre-- choisie pour l'hexacorde et, par conséquent, pour le cristal, nous constatons que la solmisation hexacordale permet, en matière d'intonation juste, une souplesse qu'aucun solfège moderne n'est à même d'apporter.

Le marcheur dans le désert

En matière de diapason, le chanteur a cappella est comme l'homme qui croit marcher droit dans le désert : il aligne ses pas du mieux qu'il peut, mais sa trajectoire s'incurve inéluctablement. Sans la présence d'un repère, une boussole ou un sommet sur l'horizon, il lui est impossible de garder le cap.

Chercher à chanter juste, c'est approcher de très près les limites de l'audition, et surtout de la phonation humaines. Une voix, même la mieux exercée qui soit, fait des erreurs d'intonation dont, eu égard à la taille du comma, l'amplitude est importante. Un chanteur qui ne compterait que sur sa faculté de construire des intervalles de proche en proche, c'est-à-dire en ajustant chaque nouvelle note relativement à celle qui la précède immédiatement et à celle-là seulement, ce chanteur sans repère serait condamné, comme le marcheur sans boussole, à détonner, par le seul jeu de ses erreurs successives. La présence d'un repère stable n'élimine pas les erreurs. Il permet seulement, au moment où elles deviennent perceptibles, de leur appliquer des compensations, de les minimiser et de faire en sorte que leur résultante soit nulle : le marcheur, ou le chanteur, arrive ainsi malgré elles à la destination qu'il s'était fixée.

Privé d'instruments, c'est sur sa mémoire que le chanteur devra compter pour « garder le cap ». Mémoire auditive, sûrement, mais aussi probablement mémoire « vocale » ou kinesthésique. Nous ne voulons pas dire que, pour chanter juste, un chanteur doive disposer de ce qu'on appelle « l'oreille absolue », c'est-à-dire la faculté de mémoriser à long terme des fréquences sonores. Beaucoup plus modestement, il doit pouvoir faire appel à une mémoire à court terme, réactivée périodiquement, par exemple aux cadences principales ou aux retours de la finale du mode, événements fréquents dans la musique de la Renaissance.

Les efforts considérables qui, des siècles durant, ont été consentis par tout chanteur pour mémoriser la main guidonienne avaient pour fonction de l'aider, justement, à se repérer : forcé de savoir en permanence sur quel degré de quel hexacorde il se trouvait et quelles muances lui étaient, à ce point donné, accessibles, un chanteur apprenti ne pouvait que mobiliser ses ressources en matière de mémorisation des fréquences. A cet égard, le modèle que nous a livré la théorie traditionnelle est sans équivoque : la main guidonienne, assortie d'autant d'hexacordes feints qu'on voudra, est bel et bien un système à diapason fixe. Par cela nous entendons qu'elle est ancrée dans une série de quintes pures donnée dont elle ne dévie pas. Autrement dit, toutes les muances imaginables se font sur une ligne horizontale du labyrinthe de Barbour : aucun glissement vertical n'est permis. La fréquence du la de l'hexacorde naturel, comme celle de n'importe quelle corde, caractérisée par sa position dans un hexacorde déterminé, ne varie pas.

Nous parlerions par contre de dérive du diapason lorsque, par le jeu d'erreurs d'intonation successives au cours d'une exécution particulière, une pièce se termine plus haut ou plus bas qu'elle n'a commencé, phénomène que tout chanteur ou groupe de chanteurs connaît bien, mais phénomène non reproductible et échappant aux constructions théoriques classiques. Le cas de telle pièce exceptionnelle47 qui, par le jeu de muances successives visant à éviter par exemple des tritons, se terminerait exactement un grand demi-ton pythagoricien (apotome) plus bas qu'elle n'avait commencé ne peut donc être assimilé à une dérive du diapason puisqu'il s'agit au contraire du résultat d'une excursion régulière quoiqu'extrême au sein même du système, sans fluctuation aucune due aux erreurs d'intonation.

Où ranger maintenant l'effet des distorsions de comma sur le diapason dans le cas où, ayant adopté une intonation fondée sur des consonances pures, tierces et sixtes comprises, l'on ferait prévaloir un principe de continuité comme celui de la note commune ? La dérive du diapason qui s'ensuivrait peut-elle être assimilée, ou seulement comparée à une excursion dans le domaine de la musica ficta, c'est-à-dire à un phénomène intervenant à l'intérieur d'un repère diatonique théorique ? Certainement pas. Dans un système modulaire comme le grand système des Grecs ou la main guidonienne, l'espèce choisie (c'est-à-dire le principe d'intonation) influe sur l'organisation interne des modules (tétracordes ou hexacordes), mais en aucun cas sur leur position relative, c'est-à-dire sur les relations que, de degré à degré, ils entretiennent les uns avec les autres et qui constituent l'architecture générale du système. Cela signifie que, même si l'on puise, pour construire un module, dans deux séries de quintes du labyrinthe de Barbour, les muances continueront à se faire horizontalement, c'est-à-dire entre des modules qui sont distants les un des autres de quintes ou de quartes pures. Même adaptés au sintono, ces systèmes restent, dans le sens où nous l'entendons, à diapason fixe. En provoquant des mouvements obliques dans le labyrinthe de Barbour, l'application du principe de continuité rendrait donc caducs de tels repères.

Or, si le repère diatonique tombe, la voie s'ouvre inéluctablement à l'addition des erreurs d'intonation successives et à une dérive du diapason dont l'origine ne serait plus tant les distorsions de comma, mais bien plutôt l'imprécision du chanteur. Noyés dans cette dérive-là, les ajustements provoqués par les commas risquent bien de perdre toute signification. Voilà l'un des paradoxes auquel conduit le principe de continuité : pour que des chanteurs puissent le mettre en pratique, il faudrait qu'ils deviennent capables d'échapper à toute erreur d'intonation, c'est-à-dire à « calculer » leurs intervalles (commas compris), de proche en proche et de manière parfaitement exacte, ce qui est manifestement hors de portée de la physiologie humaine. Admettre, comme le font les tenants dudit principe, qu'un groupe de chanteurs qui rencontre une distorsion de comma est capable de modifier le diapason d'un comma exactement équivaut à prétendre que notre homme dans le désert, quoique privé de tout repère, est doué d'une mystérieuse faculté lui permettant de marcher de manière parfaitement rectiligne et que, par surcroît, lorsque son pied rencontre un caillou, il est capable d'infléchir sa trajectoire d'une minute d'angle exactement. C'est assez peu vraisemblable.

Nous postulons que le chanteur entraîné se construit un repère diatonique sur lequel il va s'efforcer d'aligner ses intervalles et qui aura pour effet de stabiliser le diapason. Jusqu'à quel point ce repère implicite peut-il coïncider avec un repère théorique comme la main guidonienne ? Y a-t-il eu, au cours de l'histoire, des groupes de chanteurs dont le repère implicite correspondait plus ou moins exactement avec le cristal syntonique ? Nous ne pouvons bien évidemment pas répondre à ces questions.

Farcissures

Le système de la main syntonique, assorti d'autant d'hexacordes feints qu'il est nécessaire puise, comme nous l'avons vu, ses fréquences dans deux séries de quintes pures seulement. Ces deux séries seraient probablement suffisantes si toutes les notes feintes rencontrées dans la musique de la Renaissance correspondaient effectivement à des muances au sens plein du terme, c'est-à-dire à des excursions d'une certaine durée dans les hexacordes feints. Nous allons voir que cela n'est pas le cas.

Le moteur premier de ces excursions (qui correspondent à des mouvements horizontaux dans le labyrinthe de Barbour) est ce que certains théoriciens ont appelé la causa necessitatis48 : pour éviter un intervalle proscrit, par exemple un triton, soit vertical soit mélodique, un chanteur va changer d'hexacorde, le plus souvent en direction molle et donc éviter une quarte fa-mi en la remplaçant par une quarte fa-fa. Une fois le danger écarté et lorsque la mélodie le permettra, il pourra tranquillement revenir dans l'hexacorde de départ..

A la causa necessitatis, ces mêmes théoriciens opposent la causa pulchritudinis, dont la raison d'être n'est plus d'éviter tel ou tel intervalle, mais bien d'embellir les cadences, le plus souvent avec des mi, soit en gros ce que nous appelons aujourd'hui des sensibles et des tierces picardes. L'excursion se fait donc en direction dure, mais elle est aussi brève (une ou deux notes) que lointaine. Soit, dans une pièce portant un bémol à la clef, le squelette de cadence suivant :
 
Figure 3.5 : Un squelette de cadence

Dans la version « non embellie », en admettant qu'elle soit admissible, et en pythagoricien (Exemple 3.1), le soprano serait le plus probablement solmisé dans un hexacorde mol sur ré-ut-ré et le ténor sur fa-mi-ré. Le chanteur qui voudra embellir la cadence, c'est-à-dire transformer le ton mélodique du soprano en un demi-ton afin que, conformément aux règles usuelles, la sixte verticale A-F existant entre le soprano et le ténor devienne majeure, devra, s'il veut trouver un f mi approprié (c'est-à-dire un F#), sauter de trois hexacordes en direction dure et refaire aussitôt le saut inverse, ce qui est un exercice assez peu confortable. Au XVIe siècle, les théoriciens rechignent en fait à considérer une telle sensible comme une le fruit d'une muance réelle et certains d'entre eux49 prescrivent qu'un motif G-F#-G soit solmisé comme s'il y avait un ton entier à la place du demi-ton : dans notre cas ré-ut-ré et non fa-mi-fa ainsi que l'exigerait en principe la présence de tout demi-ton.

Une telle recommandation prend une signification toute particulière dans un système diatonique fondé sur l'espèce sintono. En effet, le f-mi en question est non seulement lointain, il appartient en plus à la mauvaise série de quintes puisqu'il forme une sixte majeure pythagoricienne avec le A du ténor et une tierce majeure pythagoricienne avec le D de l'alto50, ce qui nuit à la pureté du second accord, comme on l'entend fort bien ici (Exemple 3.2). On pourrait tenter d'arranger les choses en demandant aux trois voix inférieures de faire en direction dure un saut de puce parallèle à celui du soprano et donc d'aller chercher un A sol et un D ut qui seraient un comma plus aigus que le A mi et le D ré. La solution, si elle n'est pas franchement choquante lorsqu'on l'écoute globalement (Exemple 3.3), est néanmoins peu satisfaisante car les demi-tons G-F# et Bb-A au soprano et au ténor, amputés d'un comma, sont pythagoriciens, le petit demi-ton cadentiel correspondant mal à l'esthétique de la Renaissance telle qu'en rend compte, par exemple, le tempérament mésotonique. Plus grave, le D de l'alto monte et redescend d'un comma au cours de ce petit motif et la quarte G-D à la basse est trop petite d'un comma.

Pour tenter de progresser, il nous faut maintenant nous référer à une remarque un peu sibylline de Galilei. Il signale que certains « contrapuntistes »51 ont l'habitude d'adjoindre à la note F un bécarre lorsqu'il est à la quinte de b mi et un dièse lorsque il fait une tierce majeure avec D, ceci pour signifier qu'avec le dièse, la quinte B-F# serait trop petite, et donc que le F marqué d'un dièse est légèrement plus grave --d'après ce qui précède dans la discussion de Gallilei, on comprend que la différence est d'un comma-- que celui marqué d'un bécarre52. Cette remarque se révèle extrêmement éclairante si on la replace dans le contexte d'une cadence comme celle dont nous traitons ici :

Le système diatonique simple dont nous étions parti ne recrutait ses fréquences que dans deux séries de quintes. Cela impliquait que toutes les tierces et sixtes majeures devaient avoir leur note inférieure dans la série « +1 » et que toutes les tierces et sixtes mineures devaient l'avoir dans la série de base. Les « contrapuntistes » cités par Galilei nous incitent maintenant à puiser, pour certaines de nos sensibles, dans la série « -1 », ce qui permet de transformer ponctuellement, le temps d'une cadence, une sixte mineure en sixte majeure ou une tierce majeure en tierce mineure sans avoir à changer la fréquence de leur note inférieure.

Il s'agit sans conteste d'un procédé fort commode, mais trouve-t-il sa place dans la théorie de Zarlino ? Oui : dans ce qu'il a nommé inspessatione, qu'on peut traduire par farcissure, et qui consiste à insérer dans une échelle diatonique (par exemple un tétracorde) une corde empruntée à une échelle chromatique. Il présente notamment un tétracorde dans lequel, au demi-ton inférieur de 16/15 succède un demi-ton de 25/24, formant ensemble un ton mineur de 10/954.
Figure 3.6 : Tétracorde farci, selon Zarlino

Inséré dans un hexacorde naturel, au-dessus de fa, ce degré surnuméraire conduit précisément au F# qu'utilisent les « contrapuntistes » de Galilei.

Dans les Istitutioni, Zarlino ne donne guère de détails sur ces farcissures. Il y revient dans les Sopplimenti, lorsqu'il réfute les objections de Galilei. Il en insère même un certain nombre dans l'Istrumento accresciuto55 censé compléter (quoique de manière imparfaite) le sistema massimo afin de multiplier les intervalles purs. On y retrouve deux F# distants d'un comma, qui correspondent exactement au F bécarre et au F# cités par Galilei puisque le plus aigu des deux se trouve à la quinte pure de B et que le plus grave se trouve à la tierce majeure pure de la variante abaissée de D. Le premier appartient au système diatonique nucléaire et le second est une farcissure. Dans cet Istrumento accresciuto, on trouve même des farcissures pour Bb et Eb : un comma au-dessus de la variante diatonique, à laquelle on parvient par quintes successives à partir de F, Zarlino ajoute un Bb farci, qui se situe une tierce majeure pure en dessous de la variante abaissée de D, Le Eb farci étant lui-même une quinte pure en dessous du Bb farci.

De deux séries de quintes qu'il comptait au départ, notre modèle s'est quelque peu étendu. Entourant un noyau diatonique, représenté par notre cristal et recrutant ses fréquences dans la série de base et la série « +1 » du labyrinthe de Barbour exclusivement, nous avons maintenant quelques farcissures, qui font intervenir des fréquences tirées de la série « -1 » pour les dièses et de la série « +2 » pour les bémols. Le fait que Zarlino considère comme chromatiques des fréquences qui n'appartiennent pas aux deux séries de quintes du cristal syntonique montre qu'il était parfaitement conscient du caractère extra-diatonique de ces cordes. S'il avait admis, même implicitement, que le diapason puisse fluctuer librement au gré du principe de continuité, ou selon le bon vouloir des chanteurs, il n'aurait eu nul besoin de l'artifice des farcissures pour introduire ces cordes supplémentaires.

Nous pouvons maintenant formuler le seul choix qui s'offre aux « contrapuntistes » en matière d'intonation juste. Confrontés à une note feinte (en gros, ce que nous appelons une altération), ils devront choisir entre un traitement diatonique, c'est-à-dire une excursion dans les hexacordes du cristal, et un traitement chromatique, c'est-à-dire une farcissure. En règle générale, et si l'on se restreint au style le plus conventionnel de la Renaissance, un bémol, ou le bécarre qui l'annule obéissent à la causa necessitatis, ils appellent une excursion diatonique ; un dièse, notant une sensible ou une tierce picarde dans une cadence, obéit à la causa pulchritudinis et appelle une farcissure. Il y a bien sûr des cas limites, tout comme des styles qui tendent à faire éclater ce schéma simpliste, mais, en première approximation, il conduit, comme nous le verrons, à un modèle qui peut être appliqué de manière tout à fait mécanique.

Zarlino-Galilei : un dialogue de sourds.

Tentons finalement de résumer la nature de la controverse Zarlino-Galilei, dont les positions respectives ne sont peut-être pas aussi radicalement opposées que ne le laisse penser la vigueur de l'argumentation :

Zarlino relève les imperfections du système pythagoricien, et notamment son incapacité à fournir des tierces consonantes56. Partant de ce constat, il cherche quel système fournit des tierces majeures ou mineures pures et il les trouve dans le sintono de Ptolémée. Il préconise alors l'emploi, dans le chant a cappella exclusivement, de ces intervalles purs. Mais ce qu'il réclame est en fait à l'opposé du système dogmatique qu'on lui a, par la suite, imputé et qu'on lui impute encore :

Ecrivant des années après son ancien maître dont la théorie s'est alors passablement répandue, à un moment où, par ailleurs, la polyphonie a cappella cède peu à peu du terrain devant la monodie accompagnée, Galilei se trompe souvent de cible : la plupart de ses critiques visent en effet l'attitude dogmatique qui n'est pas, nous venons de le voir, celle de Zarlino et qui consisterait à vouloir faire du sintono un système à sons fixes, c'est à dire sans cordes dédoublées61, attitude qui correspond grosso modo à celle des tenants d'une « gamme naturelle » comme celle de Helmholtz. Il lui est donc facile d'énumérer les intervalles faux qui sont inhérents à un tel système, et qui sont ceux-là mêmes qui rendraient inaudible un instrument à clavier ordinaire dont les touches blanches seraient accordées selon cette gamme. Il n'en partage pas moins les critiques que Zarlino fait au système pythagoricien, débouchant sur la nécessité de le modifier pour rendre les tierces et les sixtes sinon tout à fait pures, du moins consonantes. Ce n'est que sur l'application des inévitables compromis qu'il diverge partiellement de son ancien maître : pour les instruments à clavier, il préconise un tempérament mésotonique aux 2/7 de comma62, ce en quoi il ne fait que suivre Zarlino63. Pour la viole et le luth, il recommande ce qu'il identifie à l'incitato d'Aristoxène64, et qui ressemble à s'y méprendre au tempérament égal. Pour ce qui est du chant, il semble hésiter entre ces deux tempéraments65, avec une nette préférence pour le mésotonique, mais il ne parle jamais spécifiquement du chant a cappella. Le plus probable est que, dans son esprit, les chanteurs doivent s'adapter à l'indispensable instrument qui les accompagne.

Manifestement, les deux auteurs ne parlent pas de la même musique. Leur querelle est en fait un conflit de génération. L'idéal de Zarlino se trouve dans le passé : c'est la polyphonie d'un Willaert66, par essence vocale. Celui de Galilei est dans le futur : ce sont les recherches d'avant-garde de la camerata Bardi, avec comme aboutissement la monodie accompagnée et son corollaire, la basse continue, par essence instrumentale.

 

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