Alors... Idéal ou utopie ? Vouloir trancher de manière catégorique à propos de tout ce qu'il est possible de ranger sous le terme d'intonation juste n'est évidemment pas adéquat. Nous jugeons préférable de dresser une liste, au moins provisoire, de ce qui, dans cette constellation théorique, fut et reste utopique. Une fois éliminée cette part d'impossible, nous distinguerons mieux ce qui a pu, au cours de l'histoire de la musique, jouer le rôle d'un idéal. Nous n'entendons pas qu'un tel idéal ait été atteint avec une précision absolue --quel système d'accord saurait-il prétendre à cela ?-- mais seulement qu'il a pu, ou pourrait guider les chanteurs et influencer, de manière aussi précise que le permet la physiologie humaine, leurs comportements en matière d'intonation.
La part de l'utopie étant faite, nous pouvons maintenant rappeler sous quelle forme l'intonation juste a pu, malgré tout, fonctionner comme idéal, c'est-à-dire comme un modèle serré de près par des exécutants humains.
Au XVIe siècle, de nombreux chanteurs se sont efforcés, après les Istitutioni, de produire des intervalles purs. Nous le savons, non par Zarlino mais bien par Galilei, son plus vif détracteur, ce qui donne un poids certain au témoignage. Si, pour parvenir à un tel résultat, ces chanteurs sont partis des écrits de Zarlino, c'est logiquement à un système proche de celui que nous avons décrit qu'ils ont dû parvenir. S'il a existé des chapelles qui ont pratiqué de manière totalement contrôlée ce type d'intonation, les règles explicites qu'elles employaient ont sans doute disparu avec elles. Nous postulons qu'elles menaient grosso modo à l'application de ce que nous avons appelé le principe d'alignement, et que l'alignement en question se faisait sur un repère modulaire formé d'hexacordes renfermant chacun un maximum de consonances pures. Il n'est pas exclu que la solmisation ait joué un rôle pour discriminer les cordes dédoublées, comme le donnent à penser les Sopplimenti. Voilà qui constitue une hypothèse forte sur l'usage de l'intonation juste à la Renaissance. Bien qu'elle ne soit à notre avis pas utopique, elle repose, nous devons le reconnaître, sur des indices historiques plutôt ténus.
On peut formuler aussi une hypothèse plus faible, selon laquelle ce serait à un niveau partiellement implicite que se serait fait le mariage entre le sintono et le système hexacordal. A la Renaissance, les bases de la lecture musicale s'acquéraient le plus souvent dans l'enfance, à un âge où les chanteurs n'étaient bien évidemment pas capables de comprendre les spéculations mathématiques d'un Zarlino. Imaginons que, dans quelque chapelle de bonne qualité, on soit parvenu d'une manière ou d'une autre à une intonation très pure : si, d'une part, les nouveaux chanteurs (souvent des enfants) possédaient une finesse d'oreille suffisante pour bien maîtriser la subtilité de modules diatoniques comme l'hexacorde syntonique et que, d'autre part, pour l'emplacement de leurs muances, il aient adopté par imitation les habitudes de leurs aînés, ils devaient alors, sans connaissance théorique approfondie, parvenir à intégrer et à reproduire le système d'intonation qui était en vigueur dans la chapelle en question.
Dans une hypothèse encore plus faible, les chanteurs, tout en continuant à se référer en théorie à la main guidonienne traditionnelle se seraient mis à ajuster leurs tierces et leurs sixtes. La permanence d'un repère théorique pythagoricien aurait quant à elle contribué à stabiliser le diapason. Le résultat obtenu --une intonation fondée, dans le détail, sur des consonances pures mais, globalement, sur un système d'hexacordes se succédant à distance de quintes pures-- devait ressembler d'assez près à celui que donne l'application du principe d'alignement. Des faits de ce types sont fort bien attestés historiquement, aussi bien par Zarlino que par Galilei85. Les deux adversaires s'accordent en effet à reconnaître que, bien avant les Istitutioni, des générations de chanteurs ont produit tierces et sixtes pures tout en étant persuadés de rester fidèles au diatono pythagoricien.
Et au XXe siècle ? Nous ne pouvons bien sûr nous prévaloir, pour l'exécution de la musique de la Renaissance, d'aucune tradition orale. Au contraire de ce qui pouvait se passer au XVIe siècle, nous ne bénéficions pas de cet apprentissage par immersion où l'oreille joue le premier rôle. Si, par conséquent, nous voulons tenter de renouer avec une pratique que nous postulons historique et dont nous pensons qu'elle a un intérêt esthétique, comme l'intonation juste, nous en serons réduits, tout au moins dans un premier temps, à élaborer de manière rationnelle et théorique un modèle de référence qui soit conforme avec les exigences de Zarlino. Dans un deuxième temps seulement , lorsque nous aurons pu traduire notre modèle en sons --ce que le logiciel Zarlino permet maintenant de réaliser aussi précisément que facilement-- nous pourrons faire appel à notre oreille.
Le haut-le-coeur que nous éprouvons, occidentaux du XXe siècle, en entendant certaines dérives du diapason dont est responsable le principe de continuité, montre à tout le moins que l'application dudit principe fait violence au repère diatonique implicite qui est le nôtre. On pourrait bien sûr arguer que c'est l'éducation musicale moderne qui est responsable de ce rejet et que des oreilles renaissantes auraient été charmées par telle baisse rapide de cinq à six commas. Il n'existe à notre avis aucune base historique pour défendre sérieusement un tel point de vue. L'enseignement de la musique, fondé sur la main guidonienne, système stable entre tous, la fréquentation d'instruments de musique qui, par la force des choses, ne pouvaient détonner devaient, hier comme aujourd'hui, amener tout musicien à se constituer un repère diatonique stable. Jusqu'à preuve du contraire, nous admettons donc que la perception de l'occidental ayant bénéficié d'une éducation musicale ne s'est pas, en quelques pauvres siècles, modifiée au point que des naufrages comme ceux que nous donnons à entendre aient pu à l'époque paraître agréables, ou seulement tolérables. Le malaise qui nous prend à leur écoute est profond et n'a rien à voir avec le simple et tès vite agréable dépaysement auditif que nous éprouvons lorsque nous entendons au clavier un tempérament auquel nous ne sommes pas habitués. Ce que nous subissons évoque plutôt, si l'on recherche une analogie instrumentale, un grave défaut d'accord : un instrument désaccordé a, de toute éternité, sonné mal, et il continue de le faire de nos jours.
Le système que nous avons décrit constitue un modèle de référence fonctionnel : il conduit, par le moyen de procédures pouvant être appliquées de manière presque complètement mécanique, à une forme d'intonation juste qui « sonne » globalement bien. Il permet de débusquer facilement les distorsions de comma et de les résoudre de manière simple. Enfin, il présente l'avantage de ne pas faire intervenir de notion théorique moderne comme celles de gamme, de tonalité ou de modulation, dont l'application à la polyphonie de la Renaissance n'est pas probante. L'hexacorde syntonique, en tant que module constitutif d'un repère diatonique, peut fournir aux chanteurs désireux d'affiner leur intonation aussi bien que leur oreille un excellent terrain d'exercice.
Sans l'avoir véritablement cherché, nous venons d'être ramené au vieux débat inauguré il y a plus de deux mille ans par la querelle entre aristoxéniens et pythagoriciens, et qui porte sur la place respective à accorder, en musique, au jugement de l'oreille et à celui de la raison. C'est sur lui que Zarlino ouvre ses Istitutioni 86et c'est sur lui aussi qu'il les boucle quatre cent pages plus loin87. Sa méthode, dans la droite ligne de celle qu'avait déjà adoptée Ptolémée, coïncide assez exactement avec celle que nous impose notre position d'observateur distant de plus de quatre siècles : construire un modèle rationnel, puis le mettre à l'épreuve de l'oreille. C'est donc à Zarlino que nous laisserons le dernier mot : « Non è perciò da dar questo ufficio di giudicare al sentimento solamente nelle cose dei Suoni, et delle voci : ma li dobbiamo accompagnar sempre la Ragione. Ne meno si debbe dare tutto il giudicio alla Ragione lasciando da parte il Senso; percioche l'uno senza l'altro potrà sempre essere cagione di errore »88.